Lettre ouverte au Président du CPAS de Charleroi

Article 60 Cosmos EgloMonsieur le Président,

Tractations souterraines pour me faire refuser l’accès au bureau d’écrivain public par-ci et par-là, branle-bas de combat pour faire enlever d’un mur un poster de mon livre, la chicane et la hargne érigées en système de défense : ce furent, là, des soubresauts provoqués par Article 60, ouvrage dont je suis auteur.
De toute évidence, ces réactions allergiques à la publication de mon livre ne relevaient que d’un sentiment naturel, j’allais dire un sentiment humain. Oui, l’être humain, né drapé dans sa fierté, préfère les éloges aux critiques. Ainsi va le monde, ainsi va la vie. Et, comme il est de coutume dans ce genre de situation, mes détracteurs ne sont même pas capables d’assumer, à visage découvert, la responsabilité de leurs actes. Cagoulés, ils préfèrent la guerre des tranchées, ils préfèrent tirer les ficelles de loin, ils préfèrent me porter des coups bas, en prenant soin de mettre des gants pour éviter d’y laisser leurs empreintes. Point besoin de le dire, si ma plume avait plutôt pondu rien que des éloges, si de ma plume je m’étais contenté de chanter tout bonnement une berceuse pour endormir qui voudrait m’entendre, nul doute, à grands renforts de fanfare on m’aurait hissé sur un piédestal noyé de lauriers.

Seulement voilà : je m’étais évertué d’exprimer sans fard mon ressenti, et surtout porter carrément un regard critique sur des pratiques en cours dans les coulisses. Alors, en l’espèce, on s’empressa de crier haro sur le baudet, on s’acharna, on souhaita véhémentement que la peste m’emportât, moi, ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal.

Or, que disais-je ? Je plaidais tout simplement une profonde prise de conscience, et partant de sérieux efforts pour rectifier le tir. Car je ne suis ni griot ni fade adulateur. Je suis un écrivain engagé, celui qui prend position, témoigne, dénonce, faisant de sa plume un outil social, et de son talent un instrument au service d’un changement sociétal. Je suis de ceux qui, ayant pris conscience de leur appartenance à la société et au monde de leur temps, renoncent à une position de simples spectateurs et mettent leurs pensées au service d’une cause.

Le CPAS ? C’est l’une des entreprises humanitaires les plus viables qui soient ! Le contrat Article 60 ? C’est indéniablement une pratique sociale digne de sa raison d’être. Cependant, Monsieur le Président, souffrez que j’affirme qu’aucune entreprise humaine n’est parfaite, d’où seules l’auto-évaluation (sans complaisance !), la perpétuelle remise en question de soi, l’aptitude à se réadapter à tout nouvel environnement, et l’insatiable aspiration au changement sont la condition sine qua none au progrès. Sans quoi, nous, êtres humains, n’aurions jamais avancé d’un pas, nous serions plutôt occupés à croupir en plein âge de la Pierre taillée…

Monsieur le Président, à présent quittons ces spéculations intellectuelles, et revenons aux faits.

Article 60 ! Une loi. Un contrat. Mais alors d’où vient ce nom qui nous colle à la peau ? Mais d’où vient donc ce nom qui nous poursuit pendant tout notre parcours ? « Je vous présente notre Article 60 ! » On peut être tenté de ne voir là qu’un raccourci linguistique, on peut y sentir seulement une odeur de métonymie, figure de style qui consiste à faire usage d’un mot à la place d’un autre pour mettre en relief une logique sous-entendue qui les associe. Ici, la fonction du travailleur (et parfois son nom !) est plutôt désignée par le type de contrat qui régit son emploi. Cela peut prêter à sourire. Pourtant nous autres Article 60 ne sourions guère. Car du moment où, depuis les temps immémoriaux, on n’a jamais ouïe dire : « Je vous présente notre CDD » ni « Je vous présente notre Contrat de remplacement », alors, il y a pratique discriminatoire. Mais il y a plus : c’est une péjoration morbide du statut professionnel de l’autre, une déconsidération subjective de ses compétences censées dérisoires, une dépréciation sans vergogne d’un parcours atypique réduit aux piètres dimensions d’un gagne-pain provisoire, si ce n’est une porte, que dis-je, une fenêtre sur le Sésame des allocations de chômage. Et de là naît un sourd complexe de supériorité qui a vite fait de s’empirer en un inconscient besoin narcissique de mijoter des jeux de pouvoir machiavéliques pour maintenir le collègue Article 60 dans un perpétuel état d’infériorité, avec tout son cortège de harcèlement moral et de malveillance sur le lieu de travail, oui, malveillance bien cuisinée, malveillance bien raffinée, malveillance bien camouflée sous dix tonnes de maquillage et de condescendance… Les jeux de pouvoir, la délation, le harcèlement moral et la malveillance ne doivent pas être banalisés comme relevant de « la vie quotidienne sur le lieu de travail ». Sur un lieu de travail, la bienveillance doit être la norme, et la malveillance l’infortune. Pas l’inverse !

Et justement comme nous parlons de jeux de pouvoir, de délation et de malveillance, dans ma situation, je m’étais plaint au Responsable de service. Et comment ? Par écrit ! Il se contenta de répondre par un silence assourdissant… Une autre fois je me plaignis encore des exactions de certaines collègues. Le Responsable de service me fit comprendre que j’étais le maillon faible de la chaîne, et là-dessus il m’exhorta tout bonnement à rendre coups pour coups, question d’équilibrer, dit-il, « le rapport de force ». À une autre occasion je me plaignis véhémentement. Pour toute réponse, mon Responsable de service, sérénissime, m’accusa de faire « de petites choses des montagnes ». Aucune empathie. Même pas une attitude compréhensive. Non. Rien que du mépris. Et, sur ce, prétendre que je n’ai jamais manifesté mon mal-être : je ressentis cette assertion comme une plaisanterie de mauvais goût…

Le CPAS n’y peut rien. Si, le CPAS peut y faire quelque chose.

Oui, Monsieur le Président, que coûtera-t-il, que coûtera-t-il donc aux officiels du Passage 45 de sensibiliser les organismes concernés (services du CPAS, associations, Communes, etc.) contre ces petits actes qui, mine de rien, sapent la dignité du travailleur Article 60 jusqu’au plus profond de son être ? Que coûtera-t-il au CPAS d’enlever des yeux des Responsables de service les montagnes qui les empêchent de voir de petites choses qui tuent ?

D’ailleurs, une dignité bafouée peut en cacher une autre.

Oh oui, d’aucuns pourraient s’offusquer rien qu’à l’idée d’un Article 60 qui trouverait à redire, un Article 60 qui viendrait à se plaindre de dignité bafouée. On irait jusqu’à dénoncer là quelque chose d’ingrat. Et pour cause. Du moment où dorénavant l’Article 60 peut sourire au distributeur de Belfius, payer son loyer, descendre au supermarché, remplir son frigo, savourer des frites et dévorer du sandwich au poulet curry…alors on s’imagine que tout y est. Il n’y a plus de place pour la plainte dans cet univers ! Erreur.

Dignité matérielle ? Soit. Mais qu’en est-il de la dignité morale ? Un jeune homme embauché sous un contrat de remplacement pour trois mois avait eu droit aux clés des locaux. Pas moi, employé sous contrat de deux ans. J’avais donc réclamé des clés. Manifestement gêné, mon Responsable de service m’avait révélé que sur consigne du CPAS je n’avais pas droit aux clés de nos locaux, je n’avais pas droit au libre accès de notre lieu de travail. Car je n’étais qu’un Article 60 et, tel, je n’étais pas un travailleur « à proprement parler ». Que ressentiriez-vous, Monsieur le Président, à force de venir attendre à ciel ouvert, à force d’attendre en vain l’arrivée des « vrais travailleurs », vos collègues ? Que ressentiriez-vous à grelotter là par un temps d’hiver, l’estomac plein de sandwich au poulet curry mais les jambes engourdies, les mâchoires s’entre-claquant à se décrocher ? Voilà ! Vous sentez votre dignité d’être humain bafouée : conserver le corps à tout prix, et perdre l’esprit pour de bon. Voilà ! Vous avez l’impression qu’on vous prend par la main gauche ce qu’on vous a donné par la main droite : votre dignité !

Le CPAS n’y peut rien. Si, le CPAS peut y faire quelque chose.

À propos, Monsieur le Président, savez-vous là où le bât blesse ? C’est quand nous autres Article 60 finissons par avoir l’impression d’être noyés au fond d’une intrigue déloyale qui n’ose dire son nom. Tenez. À chaque séance qui précède la signature du contrat, on joue cartes sur table avec nous, on nous laisse entendre que le contrat Article 60 est un contrat de travail en bonne et due forme, régi par les mêmes règles que préconise la Loi du 3 juillet 1978. Seulement, c’est quand et seulement quand nous faisons mine de réclamer de vive voix un droit qu’on s’empresse d’agiter sous notre angle mort la face cachée du contrat ; on nous jette aux yeux la poudre fulminante de l’Article 60 et, là, au pied du mur, on nous brise sur la tête le pot aux roses en nous révélant qu’au fait, nous ne sommes rien que des assistés sociaux.

Dès lors, ainsi subtilement remis à notre place, désillusionnés, hébétés, nous nous résignons, nous acceptons cet ordre éclairé qu’un Service à visage humain  se contente d’introduire dans le sombre désordre de nos misères, nous réintégrons en fait notre véritable condition, c’est-à-dire la condition de bénéficiaires masqués du CPAS, ceux que le jargon de l’Aide sociale éclabousse d’une diarrhée d’adjectifs épithètes bien choisis et bien formulés : « couches fragilisées », « personnes démunies », « personnes précarisées », « couches marginalisées », « personnes éloignées du marché du travail », et on s’y perd…

N’empêche, ainsi que des naufragés s’agrippent désespérément aux épaves, nous nous accrochons fébrilement à notre sort, nous accomplissons nos tâches à l’allure même de l’Article 60, sans trompettes ni clairons, discrets, dormeurs en éveil, le rêve irrigué d’un curieux mélange d’espoir légitime et de vaine espérance.

Somme toute, cette habile façon pour nous de nous immuniser contre le désarroi est vite récompensée, puisque nous sommes ainsi plongés dans un état de léthargie qui nous empêche de craindre un avenir indécis, cet état de léthargie qui nous permet de nous faire à l’idée que le terme [1]« Contrat à durée indéterminée » dont nous nous prévalons jusqu’alors, dans les faits, n’est que cliché creux, des vœux pieux qu’une secrétaire, en fin de journée, a tapés en noir sur du blanc, en bâillant de sommeil et d’ennui.

En définitive, Monsieur le Président, que sommes-nous en réalité ? Des travailleurs au sens propre du mot ? Ou simplement un fatras de destins individuels à la dérive, repêchés, réchauffés et nourris au jour le jour à la mamelle du CPAS ? En tout cas, il n’y a pas de milieu. C’est l’un ou l’autre. Mais là se côtoient comédie et tragédie. Car, dans un premier temps, dans l’atmosphère ô combien doucereuse d’un grand hall du CPAS, cartes sur table, on s’époumone à nous dire officiellement que nous sommes des travailleurs de plein droit, et que, par conséquent, à jamais l’allaitement du CPAS a cessé. Puis, dans un deuxième temps, sur le terrain, au-dessous de la table, toute pudeur avalée, on nous brandit au nez les revers rouges de ces mêmes cartes pour nous signifier bien officieusement que l’allaitement se poursuit au biberon, et partant le mot « droit » sonne incompatible avec la modestie des fonctions que nous assumons tout juste pour gagner l’accréditation de rester frénétiquement accrochés à la tétine de survie. Alors, grande est pour nous la tentation de croire que les cartes sont truquées. Quoi qu’il en soit, c’est dans ce sens que semblent tourner les rouages de cette magnifique machine à confusion. Peut-être d’aucuns diront que la tactique du CPAS a le mérite de nous gaver de contre-vérité pour nous épater dans un premier temps, avant de nous ramener la tête sur les épaules, une fois pour de bon. Mais on ne félicite pas une Assistante sociale qui proclame au siège du CPAS que l’addition de six et zéro fait soixante…

Le CPAS n’y peut rien. Si, le CPAS peut y faire quelque chose.

Si le CPAS choisit de jouer cartes sur table, alors jouez fair-play, respectez de façon loyale les règles du jeu, dites-nous dès la ligne de départ que nous ne sommes rien d’autre que des assistés sociaux, c’est-à-dire des personnes généreusement placées sous perfusion sanguine via le cordon ombilical du CPAS, et que, par ricochet, les mots « travailleur », «  égalité », « clés », « code alarme », « formations en interne », et « autonomie » ne sont que noires fumées dans notre imagination d’enfants gâtés. Ainsi, dès le début nous en prendrons acte, dès le début nous renoncerons à tout ce que nous avons de plus légitime, puis nous renoncerons à la somme de petites choses qui comptent pour nous, puis nous nous cloîtrerons dans le silence et l’humilité qui caractérisent les assistés sociaux. Qui plus est, cela rendrait à la Vérité ce qui lui est dérobé, cela donnerait exactitude aux statistiques du CPAS, à l’addition de six et zéro son total de six, et cela dissiperait les effets pervers des drogues hilarantes du langage bureaucratique, pour céder le pas aux vertus de la franchise naturelle. N’attendez donc pas que, blessés dans notre amour propre, nous réclamions les mêmes droits que nos collègues « vrais travailleurs », avant de cracher vos quatre vérités sur nos plaies encore saignantes.

Monsieur le Président, cette lettre ouverte n’est pas seulement la somme de mes angoisses personnelles. Elle est aussi la voix des sans-voix, des angoisses qui m’ont été confiées par-ci et par-là, douleurs muettes d’hommes et femmes passés à l’épreuve du contrat Article 60. D’ailleurs, c’est ici le lieu de vous révéler ce qui suit. Oui, croyez-le ou non, à plusieurs occasions, hors de vos locaux, alors que certains hauts responsables du CPAS manifestaient ouvertement leur antipathie à mon égard (à l’instar de cet officiel du CPAS qui se plut d’ignorer mes salutations à bord d’un bus du TEC), d’autres, au contraire, et seulement en aparté, me tenaient des discours du genre : « Félicitations Cosmos ! C’est bien de dénoncer ces choses ! », « Bravo Cosmos ! Il faut que les choses changent ! Nous le savons tous mais personne n’ose en parler. » Par ailleurs, sachez-le, de hauts responsables du CPAS m’avaient encouragé dans mon projet d’écriture, allant jusqu’à me fournir des éléments d’analyse pour corroborer certaines situations vécues sur le terrain. Pour des raisons qu’il est aisé de deviner sans recourir à la boule de cristal, ces personnes ont plutôt choisi de rester dans l’ombre…

Monsieur le Président, la meilleure bienveillance au monde peut causer autant de dégâts que la malveillance, si elle n’est pas éclairée, travaillée, sans cesse remise en question. Là-dessus, avec tout le respect que je vous dois, je vous interpelle ; je fais appel à tout ce qui réside en vous de plus noble, je vous prie de vous inspirer de ces lignes pour canaliser toutes les bonnes volontés vers un profond changement, ne serait-ce que pour donner plus de dignité aux travailleurs sous contrat Article 60 et, ce faisant, confirmer sans équivoque l’immensité de vos dimensions humaines et professionnelles.

Si, au contraire, en votre âme et conscience vous venez à choisir de ne rien faire du tout, si vous venez à préférer le statu quo, c’est que je n’aurais pas su mettre au service de la Vérité toute la force de persuasion qu’elle est en droit d’attendre de moi.

Seulement, Monsieur le Président, ce n’est pas un style d’écriture qui devrait vous motiver, mais plutôt l’urgence de la nécessité d’agir pour améliorer le système Article 60. Alors, cela m’assure que mes préoccupations seront les vôtres : agir, agir, agir…

Daignez agréer, Monsieur le Président, les assurances de ma très haute considération.

Cosme AGBODJI (alias Cosmos)

Écrivain, journaliste, et défenseur des droits humains

[1] Le contrat Article 60 est intitulé « Contrat à durée indéterminée » avec clause résolutoire.

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