Intervention de Bernadette Schaeck pour “l’Association de défense des Allocataires sociaux”

Je suis invitée pour l’aDAS, l’association de Défense des Allocataires Sociaux, à prendre la parole à une «audition fraude». De fraude pourtant, je ne vous parlerai pas –parce que je ne suis au courant de rien d’autre, à ce propos, que de ce qu’en dit le reportage de la VRT. De clientélisme non plus, ni de laxisme, ni d’octroi d’aides «sans enquête sociale» –parce que nous n’avons pas connaissance de pareilles pratiques.
Il reviendra à ceux qui en ont le pouvoir et le devoir moral de le faire, de vérifier les affirmations contenues à ce propos dans le reportage de la VRT.

Ce dont nous sommes bien au courant, par contre, c’est de la situation catastrophique vécue par les usagers du CPAS d’Anderlecht. C’est dans ce contexte plus large que prennent sens les éléments qui sont apportés par le reportage de Pano. J’espère que les député.e.s s’intéresseront au moins autant, sinon plus, aux aides sociales qui n’ont pas été attribuées à des personnes qui y avaient droit qu’aux quelques aides attribuées à des personnes qui en auraient bénéficié sans en avoir eu le droit.

Depuis une quinzaine d’années, les militants de notre association viennent en aide à des allocataires confrontés à une série de décisions et d’attitudes problématiques dont ils sont les victimes. Ces situations dommageables, répétées au fil du temps, sont devenues un mal chronique –quel que soit le parti politique (aussi bien dits «de gauche» que «de droite») des mandataires qui ont (ou ont eu) la charge de cette institution, qu’ils soient Présidente, Président ou Conseillers et Conseillères de l’Action sociale… Au lieu de s’améliorer, la situation semble bien s’être dégradée encore au cours des dernières années.

L’inorganisation chroniquede plusieurs services essentiels

Le constat le plus important est sans aucun doute le fait que de très nombreuses demandes d’aide ne sont pas traitées dans les délais légaux, qu’il s’agisse d’une première demande ou d’une prolongation annuelle. Il est fréquent que les délais soient de 3, 4 mois, parfois même plus. C’est particulièrement grave, compte-tenu duaractère vital de ces aides pour les bénéficiaires.

Voici trois exemples récents pris au hasard :

  • Une étudiante a introduit une demande le 5 juillet de cette année. Elle a perçu voilà une semaine le revenu d’intégration (le RI) de juillet, août et septembre suite à nos interventions (et après enquête sociale). Elle n’a pas perçu celui d’octobre. Il nous faudra donc sans doute encore réintervenir.
  • Une maman solo de 4 enfants –dont 3 sont porteurs de handicap– est restée sans revenus pendant toutes les vacances scolaires. Elle a perçu le RI de juin et juillet le 21 août suite à nos interventions (et après enquête sociale).
  • Une personne a constaté qu’elle n’avait pas perçu le RI du mois d’août. Elle a appris par hasard que son assistante sociale ne travaille plus au CPAS, et puis par hasard que celle qui a été désignée comme remplaçante a changé de service. Elle n’est parvenue à obtenir aucune réponse. Elle vient d’obtenir un rendez-vous avec une assistante sociale le 2 décembre suite à nos interventions.

Des exemples comme ceux-là, nous pouvons vous en donner des dizaines, des centaines. Les services sociaux bruxellois aussi. Nous avions établi un résumé de nombreuses situations étalées sur tout le 1er trimestre 2023 qui a été transmis à l’époque à tous les Conseillers du Comité spécial du Service social anderlechtois (le CSSS).

Aucune de nos demandes, suggérant que le CPAS verse une aide urgente en cas de retards de paiement, n’a jamais été acceptée. Obtenir un colis alimentaire –surtout un colis de qualité– est loin d’être évident.

Les conséquences ? Menaces d’expulsion du logement, impossibilité de payer les factures d’énergie ou les frais scolaires, non-accès aux soins de santé, malnutrition, menaces de saisies par les huissiers…
Ces «dysfonctionnements» graves, sont une réalité manifeste, que vous pouvez vérifier auprès de tous les services sociaux qui opèrent tant sur le territoire de la commune d’Anderlecht que sur celui d’autres communes, et que les responsables –pourtant maintes fois alertés par les associations de terrain– ont continué à nier ou à minimiser jusqu’il y a peu.

Les raisons de cette situation

La raison la plus souvent invoquée est «la surcharge de travail». Chaque AS aurait en charge 200 dossiers. C’est évidemment intenable. Dans ces conditions, les retards de traitement des demandes et des prolongations sont inévitables.
La charge de travail est trop grande dans la plupart des CPAS, surtout dans les communes populaires les plus pauvres, mais elle prend une dimension inégalée au CPAS d’Anderlecht.
Il conviendra d’établir les causes de ce manque de personnel et d’y remédier.

Nous savons que les absences ne sont pas comblées, que le burn-out est un véritable fléau. Il nous a été dit, lors d’une rencontre avec les Conseillers, qu’il manquait 18 assistants sociaux par rapport au cadre. Il nous a été dit que le CPAS ne parvenait pas à les recruter.
Nous avons appris également que plusieurs responsables du Service social ont quitté l’institution voici plusieurs mois. Cela expliquerait-il que des AS nous indiquent fréquemment que l’enquête sociale est terminée, que le dossier est prêt, mais en attente «d’une date de Comité» –le dossier devant être supervisé avant d’être soumis au CSSS ?

Presque tous les CPAS éprouvent des difficultés à recruter des AS et surtout à les garder. Cela a été confirmé à plusieurs reprises ces dernières années par les Fédérations de CPAS elles-mêmes. Or, légalement, ce sont des AS (ou des infirmiers sociaux, mais ceci n’est jamais appliqué) qui doivent effectuer les enquêtes sociales. La «pénurie» d’AS est une question qu’il va falloir impérativement résoudre –d’une façon ou d’une autre– le plus vite possible.

Nous pouvons identifier trois causes principales à la difficulté de recrutement (et au maintien dans leurs services des AS recrutés) par les CPAS en général : d’une part, la charge de travail généralement trop lourde et qui est bien connue des candidats potentiels ; d’autre part, la «perte de sens» de leur travail social vécu comme du contrôle et non plus de l’aide et du véritable accompagnement. Enfin, il faut y ajouter les conditions salariales peu enviables, particulièrement en Région bruxelloise et des difficultés d’accès (linguistiques) à la statutarisation.

Un autre facteur important impliquant surcharge de travail et «perte de sens» est à trouver sans conteste dans la «contractualisation» de l’aide –liée à l’activation des allocataires au nom de leur «intégration sociale par la mise à l’emploi». La loi sur «le droit à l’intégration sociale» de 2002 a entrainé une perversion des missions de base dévolues aux CPAS. En mettant l’accent sur la (re)mise au travail de tout allocataire (sauf exception de santé, etc…), une partie importante du temps géré par les assistants sociaux est consacrée à vérifier si l’allocataire est «disposé à travailler», ou du moins à un travail bureaucratique lié à ce contrôle. L’obligation de conclure un PIIS («Projet individualisé d’intégration sociale») qui en découle, puis d’en évaluer régulièrement la réalisation, est un facteur important de surcharge de travail. Elle est largement contestée par la majorité des travailleurs sociaux parce qu’elle ne représente aucune plus-value et empêche un vrai travail social.

Cette contractualisation générale complique encore plus le travail social à Anderlecht, compte-tenu des autres difficultés rencontrées par son CPAS et de la charge de travail par assistant social. A force de multiplier les tâches et les obligations administratives inutiles pour le traitement d’une demande d’aide, faut-il s’étonner que les agents soient débordés et ne puissent plus appliquer correctement le droit à l’aide sociale ?

L’augmentation du nombre de personnes et des problématiques renvoyées vers les CPAS est l’autre cause de cette surcharge de travail.

En 1976, la loi créant les CPAS leur a confié la mission de garantir à chacun le droit à l’aide sociale, c’est-à-dire de «mener une vie conforme à la dignité humaine». Alors que les CPAS étaient initialement conçus comme un «dernier filet de protection» résiduaire par rapport à la sécurité sociale, l’État fédéral a par la suite renvoyé de plus en plus de personnes vers ceux-ci. Entre 2003 et 2023, le nombre de bénéficiaires du revenu d’intégration sociale a presque doublé en Belgique, notamment à la suite des restrictions en matière d’accès aux allocations de chômage.
L’organisation de la solidarité vis-à-vis des personnes privées d’emploi a ainsi été de plus en plus mise à charge des pouvoirs communaux. Par ailleurs, les CPAS se sont retrouvés en première ligne face à toutes les crises sociales (Covid, flambée des prix de l’énergie, inondations, guerre en Ukraine…) alors que l’État fédéral a été notoirement défaillant par rapport à certaines de ses responsabilités, comme pour l’accueil des demandeurs d’asile.

Comme le relève une récente publication de l’Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale et l’Institut de statistique et d’analyse : «L’une des évolutions marquantes, à Anderlecht comme à l’échelle régionale, concerne l’augmentation du nombre de personnes percevant un RIS (CPAS) et, en parallèle, la baisse du nombre de personnes percevant une allocation de chômage ou d’insertion (ONEM). Ces tendances sont particulièrement marquées chez les jeunes adultes. Elles s’expliquent entre autres par des réformes du droit aux allocations de chômage et plus particulièrement des allocations d’insertion, dans le sens d’un durcissement des conditions d’accès
à ces allocations». Les chiffres donnés par cette publication sont éloquents ; à Anderlecht, en 2011, 9,9% de jeunes de 18 à 24 ans étaient indemnisés par l’ONEM et 10% à charge du CPAS –tandis qu’en 2021 il n’y en avait plus que que 2,7% à l’ONEM mais 16,7% qui émargeaient au CPAS.

Pour remédier à la surcharge de travail des assistants sociaux et aux dysfonctionnements des CPAS, auxquels les communes populaires sont particulièrement exposées, il faut cesser d’attribuer sans cesse de nouvelles charges aux CPAS.

Nos actions

A notre niveau, nous avons fait plus que ce nous pouvions faire…
Nous avons transmis au CPAS d’Anderlecht de très nombreux courriers sur des situations individuelles relevant de retards et de décisions inacceptables. Nous avons accompagné les personnes dans leurs démarches et les avons soutenues du mieux que nous le pouvions.
Nous avons pris des initiatives, avec la Ligue des droits humains, la Fédération des services sociaux et le Collectif solidarité contre l’exclusion pour rencontrer le Président, les Conseillers du CSSS et les responsables du Service social, sur base d’une liste détaillée des problèmes le plus souvent rencontrés.
Nous avons émis des pistes de solutions très concrètes.
Nous avons proposé de distinguer ce qui pouvait (devait) être amélioré dans le fonctionnement interne, et de faire l’inventaire le plus précis possible des moyens manquant au CPAS d’Anderlecht pour fonctionner correctement, et le traduire en revendications précises à l’égard des différents niveaux de pouvoir : local, régional et fédéral.

Mais rien ou presque n’a changé. Nous avons eu le sentiment que les différents responsables –qu’ils soient politiques, administratifs ou sociaux– ne voulaient pas prendre la mesure de la gravité des problèmes.
Nous estimons qu’il y a donc une responsabilité collective du Conseil communal, du Conseil de l’Action sociale, du CSSS, du Secrétaire général et des responsables du Service social.

Nous estimons également que les responsables politiques fédéraux –qui ont délité la solidarité nationale, imputé sans cesse plus de charges au CPAS, multiplié leurs obligations administratives et mis en difficulté les communes populaires– ont également leur part de responsabilité.

Responsabilité qui, nous l’espérons, sera assumée collectivement par tous ces acteurs –chacun à leur niveau.

En conclusion

La pauvreté et les inégalités ne font qu’augmenter et, avec elles, le nombre de bénéficiaires du RI et des aides sociales. Seul le retour à une Sécurité sociale forte permettrait de mettre fin à l’«explosion» des aides sociales.

À Anderlecht, il y a 4.105 chômeurs complets indemnisés depuis plus de 2 ans. 2.551 sont des non-cohabitants (chefs de ménage et isolés) dont une bonne partie rempliraient sans doute les conditions d’octroi du RI. En 2023, 7.275 personnes étaient bénéficiaires du RI en moyenne mensuelle. En cas de limitation des allocations de chômage après deux ans, le nombre de bénéficiaires pourrait alors augmenter de 40,56% ! Une telle situation serait complètement ingérable à Anderlecht, comme dans bon nombre de communes populaires.

Le respect des droits des usagers est indissociablement lié à un nombre suffisant de travailleurs sociaux. Pour cela, il faut financer ces derniers, les respecter et leur assurer la possibilité qu’ils puissent faire du vrai travail social. Une norme maximale de dossiers à suivre par agent devrait être fixée.

Les missions des CPAS doivent être recentrées sur l’accès facilité aux droits, sur l’aide et l’accompagnement empathiques des personnes.

Les CPAS doivent être refinancés structurellement et de façon pérenne. Sans refinancement substantiel, structurel et pérenne, toutes les déclarations en vue de permettre aux CPAS d’assurer leurs missions fondamentales resteront des vœux pieux.
Un refinancement passe, selon nous, par le remboursement à 100% du revenu d’intégration par le fédéral aux CPAS, et par une prise en charge plus substantielle des frais de personnel et de fonctionnement.

Force est de constater que les récentes mesures des gouvernements wallon (suppression du 1% supplémentaire du Fonds des communes et gel des points APE) et bruxellois (suppression de plusieurs subsides) vont exactement dans le sens contraire d’un financement tenable des CPAS.

Le manque de transparence dans la gouvernance des CPAS est un problème majeur. Si le secret des décisions individuelles d’aide est évidemment pleinement justifié, l’extension de ce secret à l’ensemble des délibérations du Conseil de l’action sociale, comme c’est le cas en Région bruxelloise et en Wallonie, ne l’est pas du tout. Les problèmes rencontrés par chaque CPAS et la façon dont il décide de les aborder devraient pouvoir faire l’objet de débats publics entre les représentants des différents partis, afin de donner à leurs électeurs et à la presse un droit de regard continu sur leur gestion. Une modification devrait être introduite dans la législation bruxelloise et wallonne pour prévoir la publicité des débats généraux du Conseil de l’action sociale.

Et le CPAS d’Anderlecht dans tout ça?

Malgré les très nombreuses critiques et plaintes adressées depuis des lustres au CPAS d’Anderlecht (par des professionnels et des associations de terrain), cette institution n’est jamais parvenue à corriger les dysfonctionnements récurrents qui portent atteinte à la dignité d’une partie significative des personnes qui s’adressent à elle.

Nous attendons du CPAS et de la Commune qu’ils fassent la pleine lumière sur la situation et qu’ils présentent un plan crédible pour rétablir un fonctionnement correct du CPAS, garantissant le plein respect des droits des usagers.

Les associations indépendantes, qui offrent une aide juridique de première ligne aux usagers, jouent un rôle important tant pour aider chacun à faire valoir ses droits au CPAS que pour interpeller les institutions par rapport aux problèmes rencontrés. Elles méritent de recevoir un plus grand soutien au niveau local et régional, afin de leur permettre d’apporter leur contribution à l’amélioration des droits des usagers et du fonctionnement des CPAS en général.

Si la commune ainsi que son CPAS sont prêts à mettre en place une dynamique crédible pour rétablir un fonctionnement normal du Centre public et lutter contre le non-recours aux droits, nous sommes prêts, avec d’autres, à y prendre également part.

Bernadette Schaeck au nom de l’association de Défense des Allocataires Sociaux

Nos actions

Archives

Catégories

Contactez-nous

1 + 6 =

Siège Social

225/1 rue du Progrès
1030 Bruxelles

Contact

+32 (0)489 75 76 02

Numéro de compte

BE51 0004 3753 4462

Facebook
RSS
Follow by Email