En permanence à Anderlecht 

Article de Jean Flinker paru dans le journal “Ensemble” du 3 septembre 2012

 

 

«Chaque jour, il y a une nouvelle raison de donner sa démission», avoue-t-elle dépitée. On est devant le CPAS, le 16 janvier 2012. Il est juste 7 heures du matin et –sans autres formes de procès– l’assistante sociale s’est engouffrée dans le Centre public, par la porte réservée au personnel. Devant le bâtiment s’est déjà constituée la file des «urgences» : trente-huit allocataires attendant sobrement qu’on veuille bien lever, à la demi, le volet métallique. «Moi, c’est la quatrième fois que je viens, explique une femme à la joliesse éreintée. En octobre, j’ai fait une demande pour obtenir le minimex. On m’a fixé un rendez-vous pour le 17 novembre, où j’ai amené tous les papiers exigés. Là, on m’a dit : “Pas de problèmes, vous allez recevoir une réponse dans les 30 jours”, soit le 17 décembre au plus tard. On est le 16 janvier : toujours rien !».

Lundi 16 janvier, rue Vander Bruggen 62 : dans la salle d’attente abondée, il est dix heures. Appelé par son numéro d’ordre après avoir longuement patienté, un usager apprend au guichet que son assistante sociale ne pourra finalement pas le recevoir. «Elle a ses huit personnes. Pour cette matinée, c’est complet». Le ton monte illico : «Faut revenir plus tard».

L’allocataire insiste et se met à crier. Tout se précipite. Venus à la rescousse de leur col-lègue tétanisée, les trois huissiers «préposés au calme public» n’en mènent pas large. Car le trentenaire éconduit ne se laisse pas intimider ni maîtriser : il possède une bonne droite et cogne sec. Victime immédiate : l’huissier principal, un véritable athlète, qui a pris illico deux pains dans la figure. Avec du sang partout. Tout autour, c’est la panique et les clameurs.

Les volets métalliques ont été rabaissés et plus personne ne peut sortir. Sauf avec du temps, par les bureaux aux issues étriquées. Résultat indirect de cet incident symptomatique –faisant tout à coup d’un type patient un forcené impatient, persuadé d’être la victime d’une injustice caractérisée ? Dès le lendemain (et deux semaines durant), le CPAS ouvrira ses portes une demi-heure plus tôt –une manière incantatoire et dérisoire de faire tomber la pression…

RÉPUTATION.
Evidemment, tous les jours du Centre ne sont pas aussi acariâtres. Pour autant, le fonctionnement de l’institution publique anderlechtoise ne peut être qualifié de ponctuellement «mauvais» : il est –de manière caractérielle– «très mauvais». Une réalité négative qui n’a cessé de se solidifier depuis… les années 70.

Car dès cette période, on a assisté à l’ascendance d’une sorte d’exaspération, aussi bien dans l’organisation des Services (attachés à la Commission d’Assistance Publique) que dans leurs relations avec les usagers –un malaise certifié par les témoignages redondants d’étudiants ayant passé, à l’époque, leur stage rue Van Lint. Signe de cette imprévision : c’est avec deux décennies de retard que les responsables (tant politiques qu’administratifs) du CPAS acteront les mauvaises conditions de travail auxquelles sont astreints les agents du Centre public. Ainsi en 1995, sa nouvelle dirigeante (Jacqueline Van Engelen, du Socialistische Partij) consignera : «Il faut reconnaître que les locaux rue Van Lint n’offrent pas de conditions de travail très agréables pour le personnel. Pour les habitants, c’est aussi assez fort désagréable. Aussi, je voudrais rénover nos bureaux le plus vite possible».

«Le plus vite possible» ? La promesse mettra seize ans à se matérialiser…
Un affront envers le personnel qui va se coupler à un affrontement avec les ayant-droits, dans un contexte de crise des finances communales frappant directement le Centre. En octobre 1995, pas moins de 220 minimexés sont ainsi privés de l’aide pécuniaire qu’ils doivent normalement perce-voir et, trois mois plus tard, 1.200 allocataires se retrouvent sans ressources durant trois semaines. De manière générale, le CPAS est de moins en moins à même d’appliquer les consignes imposées par la législation. Et pour cause : la délégation d’assistants a crû de 108% en vingt ans –alors que, dans le même temps, le nombre de demandeurs d’aides a explosé de 1.100 %…

Six années plus tard en 2001, le nouveau Président écolo Yves De Muijlder est obligé d’entamer sa mandature à partir du même constat : «Il faut voir la violence dans la salle d’accueil. Les gens sont mal reçus parce qu’il n’y a pas de temps, qu’il n’y a pas de place… Où est la dignité des personnes là-dedans, des assistants sociaux et des bénéficiaires? On a, à Anderlecht, le record du nombre d’assistants sociaux, vers le bas : ils sont treize en tout, et travaillent dans des petits boxes où on entend tout d’un cagibi à l’autre. Chacun d’eux à 350 dossiers à gérer (alors qu’en théorie, ça devrait être 100 maximum). Dans de telles conditions, ils tombent souvent malades; donc, au lieu de treize, ils sont souvent moins. On a certes un cadre plus grand que ce nombre mais on n’arrive pas à engager, tant est mauvaise la réputation du CPAS. C’est un cercle vicieux». Pesanteur de la réalité ? En tout cas, c’est face à un désordre toujours aussi massif que le socia-liste Guy Wilmart se retrouve opposé quand, fin 2007, il prend la direction des affaires : «Pourquoi le nier : les locaux rue Van Lint ne sont plus du tout adaptés. Ils sont situés dans des bâtiments exigus, sommairement subdivisés, en matériau préfabriqué, vétustes, délabrés. Mais l’ancienne législature n’a rien fait dans le dossier relatif à la rénovation du nouveau site». La montée d’une certaine violence dans la salle d’attente? «Le problème est réel. Cela dit, l’agressivité est aussi souvent le fait des usagers : mes agents ne font pas un travail facile. Toutefois, j’ai pris des mesures: un assistant social sera désormais en permanence à l’accueil. Tant pour superviser le travail du personnel administratif que pour apaiser les tensions et intervenir en cas d’éventuels incidents…».

Or le 20 janvier 2011, lors de l’inauguration officielle des nouveaux locaux du CPAS rue Van-der Bruggen, le responsable du Service Social général Philippe Taffin confirmera combien la situation n’est pas prête de changer : «Il y a une suraccumulation de problèmes pour lesquels il faudrait agir en même temps. Pas possible. En plus, nous sommes les victimes d’une politique de défaussement, où une multiplicité de tâches de tous ordres sont dorénavant confiées aux Centres, sans les moyens correspondants.

Autant dire que le contingent d’assistants sociaux ne sera jamais proportionné au nombre croissant d’allocataires. Présentement, chaque AS a minimum 250 dossiers à traiter. Pas possible de faire du bon travail dans pareil contexte»…

ACTIONS. Evidemment, des difficultés systémiques assaillent aussi les autres Centres publics de la Région (et non des moindres) mais, à Anderlecht, c’est pire qu’ailleurs. Une humeur ma-ligne qui vient de loin. En 1985 par exemple, le CPAS s’était déjà carrément engoncé dans l’illégalité : refus d’acquitter le précompte professionnel de ses employés, refus de rembourser les intérêts de retard dus au ministère des Finances. Cinq années plus tard, le Centre est en quasi faillite (avec une dette d’au moins 300 millions) et les conséquences de cette incurie vont, de façon différée, s’exercer au détriment des habitants les plus pauvres de la Commune : durant plusieurs semaines, le Centre n’acquittera plus «l’équivalent minimex» aux personnes qui y ont normalement accès. Une provocation qui déterminera des vocations : la plu-part des personnes prises en otages vont se coaliser et former un Comité de défense. A l’origine de cette initiative: Dalida Rigo, une allocataire résidant dans le quartier populaire de «La Roue».

Octobre 2002. La tension est toujours aussi vive. Comme d’ailleurs tous les jours à l’aube. On sait pourquoi : les files interminables et tendues, les locaux trop étroits, la salle d’attente qui ne peut accueillir que trente-cinq personnes irrémédiablement compressées, le manque criant de personnel, les retards de paiements… Les nouveaux demandeurs, ou les usagers qui veulent être reçus en urgence, «arrivent à 5 heures 30 du matin pour espérer avoir un entretien», fulmine Dalida.«Nous ne disposons que de 28 assistants sociaux. Il en faudrait le double, rétorque le président Rufin Grijp : plus de la moitié de ces assistants sont chez nous depuis moins d’un an. Mais une fois formés, ils quittent cette situation ingérable [sic]».

Hiver 2007, combien de signatures ? «258, provenant uniquement d’usagers du CPAS d’Anderlecht», indique Dalida Rigo. La présidente du Comité d’Information et de Défense des Minimexés a déboulé chez le bourgmestre Van Goidsenhoven (MR), le 11 novembre après-midi. Objet du document: «Développer un accueil plus humain au CPAS, respecter les délais légaux dans les traitements des dossiers, réactiver le Conseil consultatif des usagers». «Si les délais ne sont pas respectés rapidement, nous irons devant le tribunal du Travail, affirme la dissidente. Et si ce n’est pas assez, nous ferons un sit-in devant le CPAS, quitte à aller en prison». Des revendications qui, désormais, se mêlent aux désidératas des travailleurs sociaux. Il faut dire que, depuis deux saisons, la vie du CPAS local est plutôt agitée. Rien que le mois précédent, 50 employés des services sociaux et administratifs se sont mis –par deux fois– en grève. Des actions appuyées par un collectif de militants –le Comité de défense des usagers de CPAS, emmené par Kim Le Quang. Parmi les revendications hyperréalistes avancées par les travailleurs du Service social général (outre l’accroissement du cadre pour combler départs composés et licenciements imposés) : «Des fournitures de bureau à suffisance car il n’est pas normal que le personnel doive acheter lui-même bics, fardes, papier…» ; «le réapprovisionnement à temps du savon et du papier hygiénique» ; «un organigramme clair établissant qui sont les chefs de service –le CPAS étant, à ce jour, comme l’armée mexicaine : 30 généraux pour un soldat» ; «des locaux adaptés : il n’est pas normal que le personnel doive travailler parmi les cafards et les souris, et risque de voir le plafond s’effondrer dès qu’il se met à pleuvoir» ; «il n’est pas normal que l’assistant social doive manger sur le bureau parmi les dossiers», etc, etc…

Juin 2009. Unissant leurs efforts, le CIDM et le CEDUC relancent une campagne de réclamations envers ce CPAS où les dysfonctionnements et le non-respect de la loi se perpétuent sans discontinuité. Moyen agitatoire utilisé : une pétition pour mettre fin «aux retards au niveau des rendez-vous, des dossiers et des paiements» : «Les usagers continuent à souffrir énormément de délais d’attente inacceptables et souvent illégaux dans le traitement de leurs demandes, peut-on lire dans ce Mémorandum. Les retards de paiement aggravent leurs problèmes (nourriture, enfants, santé…) et entraînent des menaces du propriétaire et parfois l’expulsion de leur logement (…). Souvent, les allocataires doivent attendre plusieurs mois avant de pouvoir rencontrer leur assistant social. Les permanences sans rendez-vous, qui restent limitées à cinq personnes, mettent ainsi en compétition les usagers qui font la file très tôt le matin pour avoir une chance d’être reçus. Ceux qui ne sont pas dans les cinq premiers doivent retenter leur chance… la semaine suivante. Les problèmes de désorganisation et de respect, de désinformation des usagers continuent. Malgré la nouvelle centrale téléphonique avec ligne directe vers chaque assistant social, ce dernier reste souvent injoignable. Et, pour ce qui concerne les cartes médicales, il est toujours aussi difficile de les obtenir ou de les renouveler. Du coup, de nombreuses personnes se retrouvent sans médicaments pour se soigner (…). Nous comprenons les difficultés du personnel et du Président mais les raisons invoquées depuis des années (manque de moyens, de personnel, tutelle exercée par la Région, augmentation du nombre de demandes…) ne peuvent servir d’excuse face à la détresse des usagers et le non-respect de la loi». Succès démonstratif : le pétitionnement a recueilli rapidement plus de 700 signatures parmi ceux que l’institution continue, trop souvent, à appeler ses «clients».

Une vague de mécontentements que vient renforcer (à peine un mois plus tard) une Lettre ou-verte –cosignée par 17 associations de terrain– à l’adresse du bourgmestre, des échevins, des conseillers communaux ; des Président et Secrétaire du CPAS ainsi qu’à l’ensemble des membres du Conseil de l’Aide sociale. Parmi les constats épouvantés, on peut y lire la confirmation réitérée de dysfonctionnements quasi structurels: «Les conditions particulièrement éprouvantes, dans lesquelles s’effectue le traitement des demandes en urgence, sont tout simplement intolérables. Nous déplorons la cadence de travail démesurée pour le personnel du Service social entraînant une démobilisation et un turn over trop importants. Ceci a pour effet d’accumuler des retards invraisemblables eu égard aux délais légaux et de postposer de manière affolante les rendez-vous, sans oublier les pertes de documents importants et la rotation, particulièrement déstabilisante pour les usagers, des assistants sociaux. Nous, travailleurs de l’associatif anderlechtois privé et public, sommes alors amenés à remplir des missions qui incombent pourtant au CPAS, et auxquelles les usagers devraient pouvoir prétendre. L’accompagnement des personnes au sein des services du Centre public prend trop souvent l’allure d’un parcours du combat-tant afin d’obtenir une aide, une information précise ou un simple document que ces allocataires auraient souvent pu obtenir seuls si les services étaient mieux organisés (…)».

Mardi 15 décembre 2009. Il fait pourtant encore nuit noire, mais ils sont là à se retrouver dans le vent glacial devant les portes closes du Centre Public d’«Action» Sociale. Une obsession : être parmi les premiers à entrer et décrocher le jackpot –une prise en charge d’urgence, sans rendez-vous. Soit sept places, que se disputent une trentaine de personnes par jour. Pour la plu-part, comme Ezzouba, c’est la déception : «Je suis arrivé à 5 heures. Regardez pour quel numéro : 14 !». Le délai d’attente de leurs dossiers ne se compte plus en semaines, mais en mois. Jusqu’à quatre pour certains. «C’est complètement illégal», s’offusque Kim Le Quang. Trois heures plus tard, le président Guy Wilmart, qui vient de franchir les grilles pour rejoindre la cour et ses bureaux, ne semble pas désemparé : «On essaie de tenir le délai légal d’un mois. Pour y arriver, on a engagé six assistants supplémentaires».

Or il s’agit plus d’une mesure de compensation des départs que d’un réel renforcement du personnel. Surchargés de dossiers, souvent aussi excédés que les usagers eux-mêmes, plu-sieurs assistants sociaux ont encore pris la porte, cette année. «C’est la cata, nous confie une employée anonyme, on a beaucoup de démissions en ce moment et on nous met la pression». Les tensions sont monnaie courante. La veille encore, Salva s’est déchaînée, faute d’avoir obtenu une nouvelle date pour rencontrer son assistant : «J’ai encore dû laisser mon tout jeune fils seul à la maison. J’avais pourtant rendez-vous et je n’ai trouvé personne».

COMPARAISONS. C’est peu de le dire : pour défendre les droits malmenés d’un nombre grandissant d’usagers, les militants n’ont jamais trouvé vraiment de quoi interrompre leur engage-ment tout au long de la décade 2000-2010. De là, des formes prisées d’empathie envers les allocataires. Mais aussi des formules de sympathie progressivement construites avec plusieurs assistants sociaux (qu’ils soient de première ligne ou occupent des positions intermédiaires dans la hiérarchie du Centre public). Une connivence qui va pousser ces derniers à une série de confidences. En 2008, nous est ainsi rapporté (de sources différentes) l’état d’esprit général insufflé tant par le Secrétaire du CPAS Marc Cumps que par ses supérieurs : obliger les assistants à être le plus strict possible en matière de dépenses sociales (un ordre de mission à appliquer tant et plus, sans être jamais acté dans un quelconque ordre écrit). Or au milieu de l’année 2010, une travailleuse «à bout» va nous expliciter, parmi d’autres griefs, la même in-jonction : son chef de service «incite le personnel à ne pas informer les allocataires des droits qui leur sont normalement ouverts». Ce qui est complètement illégal.

Pour autant, le président Wilmart reste dans le déni. Certes, il reconnaît encore des problèmes («l’héritage du passé»)mais en conteste l’énormité –notamment celui des retards dans le traitement des dossiers, «retards occasionnels et peu importants» (sic) : «Je peux l’affirmer : dans leur grande majorité, les demandes sont traitées dans les temps». De surcroît, «tout ira mieux quand on sera installé sur le nouveau site, rue Vander Bruggen». Comme si les embarras chroniques du Centre pouvaient être résolus par la simple reconfiguration dimensionnelle des bureaux ou de l’espace d’accueil.

«Tout ira mieux»…: comment répondre à cette assertion parfaitement affabulatrice ? D’accord pour œuvrer de concert dans une nouvelle démarche (tenant compte des capacités réel-les et réalistes qui sont les leurs, à ce moment-là), l’association de Défense des Allocataires Sociaux (l’aDAS), le CEDUC et le CIDM trouvent vite la parade : rendre compte, le plus finement possible, du fonctionnement «habituel» du CPAS (jusqu’à sa fermeture mi-décembre 2010) ; puis voir, durant un autre semestre, comment il en ira pour les usagers dans le nouveau bâtiment rue Raymond Vander Bruggen.

Première promesse: entre mai et décembre, installer carrément un «Bureau des plaintes» au beau milieu de la cour du CPAS, jouxtant la Maison communale. En réalité, c’est ce qui s’était déjà fait «en quelque sorte» –quand (les deux dernières années) les militants et les sympathisants du CEDUC venaient régulièrement, jusque dans la salle d’attente, conseiller et aider des allocataires plongés dans la plus dure des détresses.

Une installation permanente avec table et chaises afin de collationner «en plein air» les témoignages sur le mal fonctionnement du Centre ? Au vu des incidents qui s’étaient produits précédemment avec les huissiers (sans parler des aléas climatiques), cette proposition apparaît vite comme purement déclamatoire. D’où un propos substitutif : tenir une Permanence régulière dans un local tout proche, inviter les allocataires à y venir exposer leurs problèmes, les aider dans leurs démarches vis-à-vis du Centre public et établir l’inventaire des dysfonctionnements ainsi énoncés… Vite fait, bien fait : contacté sans chipoter, non seulement le Secrétaire général du Syndicat des Locataires nous propose l’un de ses locaux mais se montre subjugué par la notion même d’audit comparatif basé sur le récit des usagers : du coup, José Garcia nous prête l’un de ses meilleurs juristes pour participer aux Permanences et «éclairer» ceux qui s’y rendront.

Comment faire pour que «ça marche» ? On décide un modus operandi des plus stricts, qui va mobiliser pas moins de huit militants. Leurs tâches ? Enregistrer les plaintes, au Syndicat des locataires, chaque premier et troisième vendredi du mois –étant entendu que les lundi, mardi et mercredi précédant cette échéance, on se rendra systématiquement (dès 7 heures du matin ; dès 6 heures 30 en juillet et en août) devant le siège du CPAS pour y haranguer les gens et les inviter «s’ils ont des problèmes» à venir le vendredi matin au «32 Square Albert 1er».

Dès lors, fin juin 2010, est inaugurée la première Permanence fonctionnelle. En septembre, tout montre que l’initiative correspond à un besoin énorme. Notre présence activiste devant le Centre public –trois jours d’affilée avant le vendredi– s’avère éminemment efficace : dans notre local, il faudra souvent faire patienter quatre-cinq personnes venues simultanément s’y présenter. Vendredi, de 10 heures à midi : d’abord «en-tendre» les récits concrets, les cas «vécus» factuellement étayés. Puis y saisir les obligations légales non respectées, cerner les moments où les réponses fournies par le Centre ont suscité ou ont cumulé les obstacles. Dans un temps second : expliciter les procédures à suivre par les allocataires pour recouvrer leurs droits (au besoin, nous les accompagnons dans leurs démarches dont nous assurons le suivi jusqu’au bout). Troisième moment : pointer les problèmes récurrents, les situations absurdes ou les postures répétitives qui violent la loi.

Bilan ? Entre septembre 2010 et novembre 2011, tenue de 51 permanences visitées par 182 usagers. Sans compter, sans compter le 19 mai 2011 (de 7 heures 15 à midi), où est inaugurée une manière inédite d’être en relation instantanée avec le public. A titre expérimental, nous avons en effet parqué un mobilhome juste devant le 62 de la rue Vander Bruggen afin de faire directement connaître l’initiative auprès des allocataires et répondre immédiatement à leurs sollicitations. Opération-commando (qui a mobilisé cinq personnes, dont une juriste expérimentée) au succès indéniable: seize personnes vont, chacune à leur tour, entrer pour «consultation gratuite» dans le véhicule, transformé (pour la circonstance) en bureau confortable. Du coup, l’essai est répété, avec la même audience et la même efficacité, le 17 novembre : quatorze personnes sont reçues, au chaud, conseillées de manière adéquate, dans un strict respect de la confidentialité… Effet révélateur : lors des deux circonstances où nous avons installé ce «bureau sur pneus» en face du Centre, des membres du personnel sont ressortis des bâtiments pour nous observer. Et les deux fois, plusieurs usagers nous ont dit à quel point le fait que nous soyons «sur place» avait changé l’atmosphère dans la salle d’accueil –les employés «au guichet » étant tout à coup plus aimables, moins arrogants…

LEÇONS. Quel est, finalement, le principal et irréductible enseignement qui doit être tiré des 180 témoignages que nous avons collationnés de 2010 à 2011, témoignages de provenance égalitaire entre l’ancien et le nouveau siège du Centre public… ?

Une parfaite continuité : les problèmes produits et reproduits par l’institution sont toujours aussi tenaces. Avec, par ordre d’importance : le rendez-vous avec l’assistant, régulièrement fixé à six semaines de distance (parfois plus) du moment où la demande en a été faite ; les entretiens, à date dû-ment établie, reportés –le jour dit– pour cause d’absence inopinée de l’AS; la décision d’octroi du revenu d’intégration rendue hors des délais légaux ; le refus de délivrer tout accusé de réception ; la cessation abrupte de l’aide, sans explicatifs quelconques; le paiement du revenu d’intégration inter-rompu parfois durant trois mois (parce que la réactualisation annuelle du dossier individuel ne s’est pas faite à temps) ; l’accomplissement, hors délai légal, de la première visite domiciliaire (en vue d’ouvrir les droits) voire le sabordage des visites domiciliaires –quand l’AS prétend s’être rendu au domicile du candidat-allocataire mais ne sonne pas ; l’application de sanctions dures, sans commune mesure avec les faits reprochés ; le refus de prolongation de l’aide, sans motivations probantes dans la notification ; le non remboursement des soins médicaux, sans justification aucune ; la postposition (jusqu’à dix semaines) du renouvellement de la carte médicale, alors que les allocataires sont parfaitement dans leurs droits…

Comparaison n’est pas raison ? Le 28 juillet 2011 (version Vander Bruggen où «Tout sera mieux»,selon les promesses présidentielles), le CPAS fixe rendez-vous –passé la mi-septembre– à un habitant (venu pour la première fois demander une aide financière). Donc au-delà du délai d’un mois, ce qui est illégal. Qui plus est, à l’accueil, on omet de lui remettre l’accusé de réception actant sa de-mande (ce qui est tout aussi illégal). Un an plus tard, introduction d’une demande d’aide par un «Sans domicile fixe», venant d’Uccle mais désormais hébergé sur le territoire de la Commune. Lorsqu’il se présente au CPAS le 10 août 2012, un papier lui est remis indiquant qu’une visite domiciliaire sera effectuée le 20 septembre (donc au-delà du délai d’un mois, ce qui est illégal). Comme le document en question ne constitue pas un accusé de réception réglementaire, la personne retourne (sous nos conseils) au Centre public où, une seconde fois, lui est refusée cette preuve légale d’introduction de la demande. Alors que la loi est claire, précise et impérative à ce sujet…

Comparaison n’est pas raison ? Par notification, datée du mois d’avril 2012, est reconnu à un jeune homme l’octroi de l’équivalent du revenu d’intégration (à partir de la date de la demande, à savoir décembre 2011) et ce jusque fin novembre 2012. Quand il vient nous voir, à la mi-août 2012…, il n’a toujours «rien» perçu. Rien.

Sans compter une manière de faire générale : maintenir les allocataires dans une sorte de soumission permanente –à travers, notamment, l’illisibilité des documents officiels (des notifications en particulier) qui leur sont opposés. Une vraie «oppression» mais par les mots, qui conduit presque mécaniquement à des réflexes de suspicion envers des populations forcément coupables de «ne pas vouloir» comprendre ce qu’on leur dit –alors que c’est par un vocabulaire d’initiés, un pur jargon administratif, qu’on leur intime à quoi elles doivent obéir. Avec le régime de sanctions que cela suppose.

Récit extraordinaire de cette posture ordinaire? Les recours chaotiques accumulés par un brave homme (d’origine espagnole) face à l’autisme de son AS –à propos d’une «Cession de créance relative au remboursement d’aides financières remboursables» (sic). Nulle-ment unique en son genre, le document standard –qui lui a été «administré» par le CPAS– est absolument représentatif d’un vocabulaire à l’inintelligibilité crasse (même pour ceux qui auraient accompli de longues études). «Je m’engage/nous nous engageons solidairement (chacun est tenu à payer toute la dette) et indivisiblement (le partage de la dette n’est pas possible) à partir de ce jour, à rembourser au CPAS la somme mensuelle de 20 euros par prélèvement [sic] sur mon/notre revenu d’intégration/aide sociale perçu(e) au-près du CPAS (…)». En réalité, qui doit agir, selon la présente injonction ? L’usager ou le CPAS «par prélèvement» ? Pour le CPAS, il s’agit de l’allocataire. Pour ce dernier, c’est le Centre «par prélèvement». En tout état de cause, l’allocataire s’est vu (sans atermoie-ment) sanctionner de façon impitoyable : quand il vient à la Permanence, il y a déjà deux mois et demi qu’il est privé de ressources pécuniaires (le CPAS ayant cessé de lui accorder toute forme d’aide). Suite à notre intervention, il est finalement entendu par le Conseil de l’Action sociale (devant lequel nous le secondons). Trop fort : les conseillers, unanimes, reconnaissent volontiers combien l’avis de cession de créance est, par son libellé, sujet à interprétations contradictoires. Dédouané, l’allocataire est immédiatement réintégré dans ses droits.

Mais pour une personne «sauvée» in extremis, combien de centaines d’autres irrémédiablement «naufragées» ?


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